16 févr. 2024

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FOURRURES
(CONTE BULGARE)
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Or, une chatte, étant restée
Veuve avec deux ou trois chatons,
Un beau jour, toute contristée,
Leur tint ce propos : « Mes fistons,


« Vous voilà devenus des hommes,
- C’est une façon de parler, -
Le Seigneur, bêtes que nous sommes,
Nous garde de leur ressembler !

« Vous voilà grands, voulais-je dire,
Et forts, et je lis dans vos yeux
Que l’aventure vous attire,
Et que vous rêvez d’autres cieux.

« Partez donc, si c’est votre envie,
Je ne veux pas vous retenir.
Vous saurez trouver votre vie.
Pour moi, je n’ai plus qu’à mourir.


« Voyez, je n’en mène pas large,
Je suis vieille, et je n’en puis plus ;
Je ne dois pas vous être à charge.
Surtout, pas de pleurs superflus…

« C’est là le cruel destin nôtre,
De voir nos petits, tôt ou tard,
Nous échapper l’un après l’autre !
Pauvres mères ! Ingrats moutards !

« Eh bien, que le ciel vous protège !
Allez en paix, mes chers enfants.
Hélas ! Jamais vous reverrai-je ?…
A ce penser mon cœur se fend. »

*
* ...*

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« Maman, ne te fais pas de bile,
Dirent ces petits scélérats,
Nous te reviendrons, sois tranquille,
Et puis, quand tu pleurnicheras ?…

« Ainsi, que tu l’as dit toi-même,
Nous ne sommes plus des chatons.
Ce nous est un jeu de carême
De tracasser des pelotons.

« Ton grenier ne peut nous suffire,
Et nous voulons voir du pays
A seule fin de nous instruire.
Parait qu’il en est d’inouïs,

Où l’on trouve des héritières,
Riches comme tout, notamment,
Qui pullulent sur les gouttières…
Que dis-tu de cela maman ?

« Ne seras-tu pas bien heureuse,
Quand tu reverras tes fistons,
Chacun avec son amoureuse
Et ses beaux rejetons ?


« Enfin, si le Destin nous leurre,
Si tu ne noue revois ici,
Ne t’en prends qu’au Maître de l’heure,
Et ne te mets pas en souci.

« Car, en de superbes vitrines,
Nous nous retrouverons, parbleu,
Chez le marchand de… zibelines,
Si ce n’est point de renard bleu ! »
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RAOUL PONCHON
Le Journal
24 fév. 1913


15 févr. 2024

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L’ELEPHANT
*

J’ai vu dans un cirque bête
Un excellent éléphant
Jouer, la trompe en trompette,
Ainsi qu’un petit enfant.


Je dis jouer… c’est possible,
Mais à dormir tout debout :
Son désir étant visible
De ne pas jouer du tout.

Une espèce de crapule,
Homme de corde et de sac,
Vrai pygmée auprès d’Hercule,
Si vous voulez, son cornac,

A grands coups de chambrière
Le faisait évoluer
Ci, delà, devant, arrière,
Voire valser, saluer.

Il ne s’en souciait guère ;
Ce lui était, je le crois,
A peu près comme un cautère
Sur une jambe de bois.

Il n’en était pas moins triste
De voir le pauvre animal
Au milieu de cette piste
Se donner autant de mal.

A l’instar d’une levrette,
Il faisait des bonds, des sauts,
Il allait à bicyclette,
Et passait dans des cerceaux.


Quelquefois, sur son derrière
Se dressait ce monument,
Et l’eussiez dit en prière :
C’était pénible, vraiment.

Tout cela, je vous demande
Un peu, lecteurs de mon coeur,
Pour amuser sur commande
Mille idiots spectateurs.

Certes, ou, si je me trompe ?
Cette noble bête aurait
Pu d’un revers de sa trompe
Réduire l’homme en cotrets,

En faire une chose morte
Comme un livret d’opéra,
Un cadavre qu’on emporte…
Espérons que ça viendra.


* ...*

Le Peuple est pour ainsi dire
Ce pachyderme bénin.
Il se laissera conduire,
En général, par un nain

Qui l’abrutit et l’épate
Avec des mots longs de ça…
Qui lui fait donner la patte,
Jusques au beau jour où sa

Longanime patience
Est au bout de son rouleau ;
Lors, il reprend conscience
De sa force et dit : salaud !


Et soulevant son bonhomme
En n’y mettant que deux doigts,
Lui brise la tête comme
Une coquille de noix.


RAOUL PONCHON
le Courrier français
24 mars 1901
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14 févr. 2024

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C’EST LA FAUTE A L’ELEPHANT
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Il me revient en mémoire
D’avoir lu je ne sais où,
Dans quelque antique grimoire,
Traduit, je crois, de l’indou…

Que la nôtre pauvre Terre
N’était pas un corps flottant,
De son soleil tributaire,
Comme à tort on le prétend.

Qu’elle repose, au contraire,
Sur le dos d’un éléphant.
Assertion téméraire
De ce grimoire esbroufant,

Qui n’ajoute qu’au problème,
Et le rend plus byzantin.
Car, où pose-t’il lui-même
Cet éléphant clandestin ?…


Moi, lecteur, qui tout ignore,
Et jusqu’au jour de ma mort
Prétends l’ignorer encore,
J’accepte, de prime abord,

Cet humble mythologie,
Plutôt que de me flanquer
Une atroce névralgie
A vouloir rien expliquer.

 
*



En admettant l’hypothèse
De ce monstre, notre appui,
On peut, beaucoup plus à l’aise,
Se rendre compte aujourd’hui


Des causes de ces désastres,
Et de ce sol saccagé
A faire pleurer les astres :
C’est que le monstre a bougé.


Que si tout s’écroule ou flambe,
C’est qu’il avait, comme on dit,
De la fourmi dans les jambes,
Et qu’il se les dégourdit.


Notre absurde taupinière
Est - quant à… monsieur il plaît, -
A la merci journalière
D’un frisson de son mollet.


Mais, en notre humeur trop prompte
Quand nous voyons tel chaos,
Nous le mettons sur le compte
Du Gentilhomme d’en Haut.


Pour quelles raisons ultimes,
Ce Dieu, dont je fais mon Dieu,
Ferait-il tant de victimes,
Et par quel horrible jeu ?


Le système d’une brute
Est plus plausible, en effet,
Que d’un Seigneur qui culbute
Le monde après l’avoir fait.

Aussi, pauvre espèce humaine,
J’aime mieux croire - entre nous, -
Que le seul Dieu qui nous mène
C’est l’Eléphant du dessous.


Si donc, on veut voir un terme
A ses mouvements nerveux,
C’est à ce vieux pachyderme
Qu’il faut adresser nos vœux.



RAOUL PONCHON
le Journal
23 avr. 1906
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20 mai 2023

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EAUX et AUTRES
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J’ai reçu le Journal avec les lignes ci-dessous soulignées au crayon rouge :
« Guides Joanne : monographie du Mont-Dore, la Bourboule et St Nectaire, 1 fr. »


A mon ami Charles Archbold.

Un bon fumiste, en vérité,
S’est fichu de ma boule,
En me conseillant, cet été,
Les eaux de la Bourboule
.

C’est vrai qu’il me permet aussi
Celles de Saint-Nectaire,
Et du Mont-Dore, Dieu merci !
Selon… mon caractère.


Il est gai, le bougre ! Après ça,
C’est peut-être un brave homme
De lecteur qui s’intéresse à ma santé ;
Car, en somme,

Je ne puis guère m’attarder
A cette conjecture
Qu’il veuille me recommander
Une simple lecture…


N'importe. Il me plongea d’abord
Dans une gaîté dense
Ce conseil généreux, rapport
A la coïncidence…



Je dois vous dire tout à trac,
Qu’à l'heure où je vous parle,
Je fais ma cure à Bergerac
Avec mon ami Charle ;

Cet homme des temps préhistos,
Aussi bon qu’il est brave
M’administre dans des cristaux
Tous les vins de sa cave.


Il m’en gorge matin et soir.
Ah ! mon Dieu que je souffre !
A peine ai-je un temps pour m’asseoir,
Sapristi ! bigre ! bouffre !


Or donc, c’est pendant que j’étais,
L’autre jour, à sa table,
Et qu’à plein verre je tétais
Son vin indiscutable

Un de ces jolis crus amis
Sans haine et sans colère,
Que le Journal me fut remis
M’incitant à l’eau claire.


Cela nous amusa beaucoup,
Ça tombait à merveille !
Ma foi, nous en bûmes du cou
Une vieille bouteille

De vin point du tout hasardeux.
Voire - pourquoi m’en taire ? -
Nous en foutîmes tous les deux
Trois bouteilles par terre.


Ça valait bien ça, Dieu vivant !
Ou je deviens maboule.
Non, mais, me voyez-vous buvant
Des eaux de la Bourboule ?

Non, n’est-ce pas ? Et, me prend-il,
Ce conseiller perfide,
Pour un dont le corps en péril
Est usé, vieux et vide ?

Je ne suis plus jeune, c’est vrai.
Mais quoi ! pas davantage.
Et je puis encore, à mon gré,
Jouer mon personnage.


Et je dois ma belle santé
Au sang pur de la vigne
Par qui le mien est enchanté,
Et dans mon cœur trépigne.

Il ne m’est jamais arrivé
De boire de l’eau claire :
Je m’en suis toujours bien trouvé.
Que voulez-vous y faire ?

Je dis que croire à la vertu
De l’eau, c’est grand’ faiblesse :
Autant prendre un bouillon pointu,
Le gosier ne s’y blesse.

Boire de l’eau ! Quand hier encor
Le docteur Chantemesse,
Dont j’écoute le verbe d’or
Comme je fais la messe,


Me disait : « Garde-toi de l’eau
Ainsi que de la peste ;
Bois du vin, c’est plus rigolo,
Et fiche-toi du reste ! »

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RAOUL PONCHON
Bergerac, 2 juillet
Le Journal

05 juillet 1897
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18 mai 2023

Mais enfin, qu'ai-je fait ?


Le bon poète Raoul Ponchon, tout comme son ami Jean Richepin, mais à moindre frais, connut un jour, les honneurs de la police correctionnelle.

La Gazette rimée du 13 septembre 1891, intitulée " Vieux Messieurs " et inspirée par de bruyants et récents scandales de moeurs, détaillait avec quelque précision et raillait les spectacles d'orgie et de débauche malpropre dont se repaissaient avidement quelques vieillards millionnaires, impuissants et libidineux.
Mais de ces spectacles décrits en vers avec une verve toute gauloise par Raoul Ponchon s'offusqua l'austérité traditionnelle du Parquet.
Et le 20 janvier 1892, le poète du Courrier Français comparut devant la 9ème chambre correctionnelle du tribunal de la Seine.
...
Raoul Ponchon est condamnée à un jour de prison avec sursis et à deux cents francs d'amende ...

Alexandre Zevaes


Voici cette fameuse Gazette :



VIEUX MESSIEURS
.

C’était une maison quelconque, dans un coin,
Sans rien de pittoresque
Qu’un très gros numéro qui se voyait de loin,
Tel un séant tudesque,

La maison où j’entrai, sur la foi du Gil-Blas,
Pour finir mes études,
A la fin d’obtenir de dame Babylas
Mon brevet d’aptitudes.

Une fois introduit en cet intérieur,
Me dit cette volige :
« Voulez-vous assister au cours supérieur ?
- Bien sûr », lui répondis-je.

Lors elle m’installa sans perdre un seul instant
Derrière une lucarne
Par laquelle je vis - me sembla - s’agitant
Une confuse carne ;

Comme des asticots perdus dans des brouillards,
Enfants, vieillards et femmes
Charognaient à l’envi, faisaient leurs débrouillards
En des coïts infâmes.

Et je vis d’abord un macrobien pourri
En peignoir blanc et rose
- Telle dans un sérail une jeune hourri -
La paupière mi-close ;


Et tandis qu’on lui façonnait à la main…
Des cigarettes turques,
Des éphèbes vêtus seulement de carmin
Lui dansaient des mazurques.

Un autre sur un lit se faisait inculquer
Une étrangère langue,
On l’entendait gémir, suer et suffoquer
Et devenir exsangue.

Celui-ci réclamait un peu de bon lolo,
Alors une chamelle
Sans nul rapport avec la Vénus de Milo
Lui tendait sa mamelle.

Celui-là reniflait avec des grognements
De volupté béate,
Des linges anciens, de futurs lavements,
De récente charpiate.

J’en vis un affamé plus que l’est un moineau,
- Voilà qui tient du diantre ! -
Qui me parut manger tout simplement une o-
-Melette avec son ventre ;

Un autre se faisait lécher du haut en bas
Ainsi qu’une tartine,
Cependant qu’une garce ayant gardé ses bas
Lui lisait Lamartine.

Des vieillards bien plus vieux qu’on ne peut souhaiter,
A terre, à quatre pattes,
Poussant de petits cris et se faisant fouetter,
Couraient comme des blattes.


Quelques-uns plongés plus avant dans un coma,
De leurs tristes lavettes
Goulûment comme ils eussent fait le pur Sôma
Buvaient l’eau des cuvettes ;

Qu’est-ce que vous voulez, après tout, mon Dieu, c’est
Pour que rien ne se perde ;
Car quand je m’en allai, cet autre commençait
A manger de la merde.



Raoul Ponchon
Courrier Français
13 sept. 1891
La Muse frondeuse



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LE JUGEMENT


Voici l'article du Courrier Français du 24 janvier 1892 relatant le jugement de Raoul Ponchon avec la plaidoirie de l'avocat. Dans le numéro du 29 novembre précédent Ponchon fut condamné à 15 jours de prison et 1000 francs d'amende. Mais sur son opposition, le tribunal ramena la peine, le 20 janvier 1892, à 1 jour de prison et 200 frcs d'amende, le tout avec sursis.

pour une meilleure lecture, cliquez sur les images







16 mai 2023


LE RENARD
  

Pour Jules Renard
.
Sa fourrure est poil de carotte,
Il est propre, net, bien rincé,
Il ne regarde les cocottes
Qu’avec un sourire pincé.
Quand il en pince une, elle est frite !
Bah ! C’est bien tout ce qu ‘elle mérite ;
Rien n’est bête comme une poule
Si ce n’est deux poules.

.


Il la dépiote, la plume,
Tant pis si elle s’enrhume
Puis il prend une de ses plumes
Qui n’est pas la plus laide,
Puisque c’est celle de Tolède,
Avec laquelle
Il écrit sa propre histoire naturelle
Qu’il signe Jules.
Bravo, Jules !



RAOUL PONCHON
le Courrier Français - 02 déc. 1895.


7 nov. 2022

. . .
LA GUERRE EN MANCHETTES
.
Lassés de littérature 
Comme de tout autre ordure, 
Les directeurs de journaux 
Aujourd’hui ne songent guères 
Qu’à trafiquer sur les guerres 
Aux quatre points cardinaux.
 
Dès qu’une guerre menace 
Quelque part d’un œil tenace 
Ils explorent le terrain 
Supputent les reportages,
 Les colonnes et les pages 
Qu’il leur faudra mettre en train.

Ils trouvent, à l’ordinaire, 
Trop longs les préliminaires : 
Ah ! s’ils avaient le pouvoir 
De la déclarer eux-mêmes ; 
Comme morue en carême, 
Vous verriez les coups pleuvoir ! 

Enfin, elle est déclarée.
 On se bat vers la Corée… 
Très loin?… ça se trouve ainsi. 
O joie ! ô bonheur ! ô veine ! 
Pour leurs lecteurs quelle aubaine, 
Qui vont la suivre d’ici !


On se tue, on s’estropie, 
Cela fait de la copie. 
Ils connaissent les instincts, 
Du public, par le Déluge, 
Ces abstracteurs de grabuge, 
Donc, point de rapports succincts.
 
« Des détails à fendre l’âme 
Que nous envoient de ce drame 
Nos envoyés spéciaux. 
Dans l’horrible jetons l’ancre.
 Soignons nos lecteurs ; que l’encre, 
Comme le sang, coule à « siaux » ! 

« Des massacres, mitraillades, 
De bonnes capilotades ; 
Mettons à feu l’Orient. 
Surtout, point de référence 
Pour l’une ou l’autre puissance. 
On y perdrait des clients. »

Le journal que tu achètes 
Sur la foi de ses « manchettes » 
Doit tenir ce qu’il promet ?… 
Que cela ne t ‘embarrasse : 
Sois tranquille il ne s’en passe 
Le quart de ce qu’il te met.


Il ne s’inquiète guère 
D’en dire plus sur la guerre 
Qu’il n’y en a . 
Quoi ça fait ? 
N’est-il pas - quand l’épisode 
Se fait rare - plus commode 
De l’inventer en effet ? 

Le lendemain, ô merveille !
Ce qu'il t'apprenait la veille
Il va te le démentir;
C'est toujours de la copie
Un bavardage de pie
Qui ne peut se ralentir...

Que dis-je ?
Qui ne doit même pas
Car pour lui, le seul problème 
Est - chaque jour que Dieu fait, 
De te tenir en haleine 
Jusqu’à la guerre prochaine, 
Après la future paix.


Aujourd'hui c'est une ordure 
Que toute littérature 
Pour les marchands de « papiers », 
Mais la guerre !… à la bonne heure 
On y peut faire son beurre 
Et, sans trop s’estropier… 


RAOUL PONCHON 
Le Courrier Français 03 avril 1904 .
.

6 nov. 2022

.
.
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LA GUERRE et LA PAIX
.


La guerre est de ce monde où les plus laides choses
Ont le meilleur destin ;
C’est de quoi, comme on dit aux Sorbonnes moroses,
Y perdre son latin.


Et vous pouvez jeter sur elle l’anathème ;
C’est un geste charmant.
La guerre durera jusqu’à l’heure suprême
Du dernier jugement.


Et vous verrez encor des séances macabres
Chez les peuples partout,
Et tous vos grands discours et toutes vos palabres
N’y feront rien du tout.


Ne resterait-il plus que deux êtres sur terre
Ils se battraient encor
Et l’un serait bientôt de l’autre tributaire,
A moins qu’il ne fut mort.




Depuis que le progrès exerce son ravage
Sur ce monde sans but,
Il semble bien que l’homme est tout aussi sauvage
Qu’il fut à son début.


On veut croire que ce ne sont pas feux de paille
Que tous vos beaux transports ;
En attendant, là-bas, les corbeaux font ripaille
Sur des milliers de morts.

On se bat au Maroc… On se bat au Mexique,*
Sous l’œil du Manitou
En terre chrétienne ainsi qu’en la bouddhique,
En musulmane itou..


Votre, du haut en bas de l’échelle des êtres,
Se tuent bôtes et et gens.
C’est toujours : ôte-toi de là, je veux m’y mettre.
Il serait exigeant


De vouloir, après tout, que notre espèce humaine
Échappât à ces lots ;
L’homme n’est vraiment pas ce rare phénomène
O Constant ! que tu crois.


*
*
... *



Ton erreur, Ô Constant, sera donc d’Estournelles ?
Éternelle pardon ! *
Toi qui crois voir un jour des cités fraternelles
Sous le même guidon !

Sache-le tout d’abord, prince des utopistes,
Quand je m’adresse à toi,
Je m’adresse aussi bien à tous les pacifistes
Qui partagent ta foi.


Concevoir une paix internationale,
Surtout en ce moment,
Nous parait une idée assez originale
Mais obscure, et comment !


Certes la paix pourrait trancher plis d’un problème,
Bien des malentendus ;
Enfin, c’est un beau rêve, et que je fais moi-même,
A mes moments perdus.

Mais dans tous vos congrès, toutes vos conférences,
Quand vous faites un pas
Vers nos voisins, en leur tirant des révérences,
Eux, ils ne le font pas.


Il faut, à notre avis, avoir le crâne en pointe,
Avecque rien dedans,
Ou, comme qui dirait, peu de jugeote y jointe,
Pour choir en ces godans.


*
* ...*


Pour quant au survivant, je le vois pâle et blême
Contristé de n’avoir
Plus personne à tuer, et se tuant lui-même,
Mettons… de désespoir.


RAOUL PONCHON
le Journal
15 juin 1914



... 28 juin 1914, assassinat à Sarajevo de l'archiduc François-Ferdinand
... 1er août, l'Allemagne déclare la guerre à la Russie,
puis le 3 à la France...
.

19 mai 2022

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CLEO DE MERODE ?


Une très fine statuette * 
Etonne au salon tous les yeux 
Et fait travailler la luette
 De ces dames et ces messieurs. 

Elle séduit tôt par sa mise 
Qui est celle d’une beauté 
Venant de quitter sa chemise 
Sans souci du monde à côté. 

Les jambes sont sveltes, les hanches 
Vont en lyre s’élargissant, 
Désirables, fermes et franches ; 
Et le ventre est d’un qui consent.
 
Que si l’on s’attarde à la croupe, 
On peut dire : Tiens, la voilà ! 
Il n’est pas besoin d’une loupe 
Pour s’apercevoir qu’elle est là .


Les seins un peu forts pour le buste 
Prennent librement leur essor ; 
Mais des lacs du corset trop juste 
La chair semble meurtrie encore. 

Les bras graciles, par contraste, 
Semblent deux rameaux tortueux 
Ils dessinent un geste chaste 
A la fois et voluptueux.

La tête faut-il la décrire ? 
Elle est virginale surtout, 
Malgré l’inquiétant sourire 
Qui ne dit rien et qui dit tout. 

Et le délicieux modèle, 
Pure fleur de modernité, 
Qui telle Laïs pour Apelle 
Posa pour cette nudité ; 

Mignonne Cléo de Mérode, 
Friand petit morceau de roi 
Qui gambillas… devant Hérode, 
D’aucuns prétendent que c’est toi .


« C’est d’une impudeur sans pareille 
- Disent-ils - cet être ingénu 
Qui tout en cachant ses oreilles 
Nous invite à son corps tout nu. » 

Est-ce ou n’est-ce pas toi ? Qu’importe ! 
Tu réclames bien vainement. 
Le public - que le diable emporte ! - 
Ne te verra plus autrement. 

Si ce corps est le tien fidèle, 
Pourquoi prendre à témoins les dieux ? 
Si tu ne fus pas le modèle 
De ce marbre prestigieux ; 

Je ne vois pas ce qui t’attriste 
Ni qui puisse t’effaroucher : 
Le corps que t’a prêté l’artiste 
N’a rien de vilain à cacher. 

O fausse pudeur d’être nue ! 
Et puis d’ailleurs tu ne l’es pas. 
Pour être complètement nue, 
Il eût fallu garder tes bas.


RAOUL PONCHON 
Courrier Français 10 mai 1896 Muse gaillarde